Revues Culturelles Suisses

Revue

Dire*

Présentation sommaire

La revue Dire est une revue mensuelle «immodeste» regroupant les contributions de journalistes issus de la jeune garde de la presse quotidienne romande et de photographes emblématiques des nouveaux courants artistiques de Suisse-romande. Leurs contributions sont complétées par des interventions extérieures provenant d' «opinions éclairées» du paysage politique et économique suisse. La qualité du papier, la richesse de l'iconographie, le format, tout concourt à rendre la revue luxueuse pour la forme et singulière dans son contenu. La ligne éditoriale, pourtant bien définie dans la déclaration d'intention du premier numéro, ne se confirme pas malgré une courte vie; la revue ne comptabilise que 5 numéros sur 6 mois, d'avril à septembre 1960.


Sylvie Guillaume & Marie-Jeanne Muheim

Création

La revue Dire est fondée en 1960, année qui représente un moment important dans la montée des «mutations critiques» dont les artistes suisses-allemands sont les précurseurs. C'est également l'époque où le courant qualifié de non-conformiste prend de l'ampleur avec notamment l'équipe rédactionnelle de la Gazette de Lausanne. Ces journalistes «ne remettent nullement en cause le cadre libéral et capitaliste mais estiment que des problèmes nouveaux apparaissent dans le pays». Les temps leur semblent propices à une réflexion «ouverte et publique sur l'avenir du pays qui ne soit pas réservée aux seuls experts.» Il s'agit, dans ce courant, d'ouvrir et de soutenir les débats dans la plus grande liberté d'expression.
Dès son lancement, Dire se présente comme une revue ambitieuse et manifeste sa volonté de prendre une place particulière en offrant un format différent. Les cahiers sont richement illustrés par des photos couleurs. Tant et si bien que certains journalistes disent que sa formule se confond avec celle d'un magazine, opinion entérinée par le format et un papier de qualité.
Dire est lancé et dirigé par Jean-Pierre Curty, issu d'une famille de notables fribourgeois et qui dispose de moyens financiers assortis d'un carnet d'adresses fourni. Il peut ainsi composer son équipe rédactionnelle avec quelques noms phares de la nouvelle culture romande: Bernard Bellwald, Franck Jotterand, Charles-Henri Favrod, Raymond Nicolet et bientôt Henri Stierlin.
L'objectif, exposé dans le No 1, est de créer une revue basée sur «un plan rigoureux» placé sous la bannière de la liberté d'opinion favorisée par des analyses «sans préjugés». Face à la complexité des problèmes que Dire veut traiter, la revue propose «dialogues et confrontations» emmenés par des experts, leur contribution devant être corroborée par des enquêtes documentées. La proposition de l'équipe rédactionnelle doit permettre aux lecteurs de se forger leur propre opinion. La revue propose un pont vers une Suisse différente opposée au régionalisme et à l'isolement, grâce à «une ouverture au pays par l'ouverture du pays». La volonté d'ouverture envers la Suisse allemande y est affirmée en réaction à un courant régionaliste et conservateur romand soutenu par quelques intellectuels, dont Maurice Zermatten. Pour aller au-delà du «röstigraben», Dire propose de publier des articles sur la Suisse alémanique en plus d'abolir les frontières nationales par la publication d'articles analytiques portant sur des problèmes à l'échelle mondiale.


Sylvie Guillaume & Marie-Jeanne Muheim

Equipe

La direction de la revue est assurée par Jean-Pierre Curty sur qui nous n'avons que très peu d'informations et qui semble avoir disparu après la publication du numéro 3. L'équipe rédactionnelle est composée formellement de Bernard Bellwald, Charles-Henri Favrod, Franck Jotterand, Raymond Nicolet et sera complétée par Henri Stierlin. Tous sont belles-lettriens et presque tous travaillent à la Gazette de Lausanne. Jean-Pierre Curty s'est chargé de recruter l'ensemble de l'équipe en y adjoignant Lilian Saroli qui s'occupe de la publicité et tient la rubrique «Dire Mesdames». Diana de Rahm et Michel Bosquet (pseudonyme de Gérard Horst) font eux aussi partie des collaborateurs réguliers. Nous ignorons quels critères ont prévalu à l'engagement de l'équipe rédactionnelle. Jean-Pierre Curty n'a jamais apporté de contribution rédactionnelle.
Cette équipe est composée de belles-lettriens engagés, chacun effectuant des parcours professionnels singuliers. Ainsi, dans le groupe de base, Jotterand est rédacteur du supplément littéraire de la Gazette de Lausanne. Nicolet est avocat, Favrod est grand reporter et Stierlin historien de l'art. Parmi les acteurs de la vie culturelle suisse-romande de ces années-là, ils sont considérés comme des chefs de file. Leurs engagements respectifs ne leur laissent que peu de temps à consacrer à Dire.
En dehors de ces collaborations, Dire recourt à des interventions d'experts. Citons, entre autres, Gérard Bauer – diplomate chargé des rapports sur le plan Marshall – qui propose deux articles traitant du commerce extérieur de la Suisse (Dire No 2), Nicolas Bouvier avec un article fouillé sur le quartier japonais Araki-Cho – illustré de ses photos – (Dire no 4) et Paul Chaudet, alors Conseiller fédéral, défendant la position de la Suisse dans un article se demandant s'il "faut supprimer l'armée ?" (Dire No 1).
En ce qui concerne les collaborateurs images, Jean Mohr, Jacques Thévoz et Monique Jacot photographes, participent très largement de la tenue graphique de la revue en occupant régulièrement des pages entières. La recherche de signatures prestigieuses s'illustre parfaitement par la contribution photographique de Tony Armstrong Jones (qui épouse cette année-là la princesse Margaret) à un reportage au ton très personnel sur Londres écrit par Jean Dumur (journaliste à la Gazette de Lausanne et qui en est chassé cette année-là).


Sylvie Guillaume & Marie-Jeanne Muheim

Etapes

La vie de la revue a couru sur 6 mois - d'avril à septembre 1960 avec un trou au mois de juillet - qui, selon des témoignages, fait suite à la disparition du directeur/financier, Monsieur Curty, après la parution du No 3. Force est de constater, au gré des numéros, un effilochage des ambitieux engagements annoncés dans le 1er No. Les 2 derniers numéros donnent à lire et à voir un contenu hétéroclite et anecdotique qui n'est toutefois pas accompagné de changement dans la présentation; la mise en page est en tous points pareille du No 1 au No 5, avec une place de plus en plus importante accordée aux illustrations photographiques. Les articles de journalisme d'investigation disparaissent au profit de reportages au ton personnel ou de contributions d'écrivains (comme celle, succincte de Bernard Clavel sur Lyon, ou encore de Corinna Bille sur le Rhône). Si Diana de Rahm reste une fidèle contributrice, Favrod et Jotterand ont disparu.
Dès le No 3 la revue change de sous-titre pour élargir son champ en s'appelant Revue mensuelle Suisse Française.
Ainsi, après seulement 5 numéros, la revue s'arrête sans qu'il ne soit jamais fait allusion à une possible disparition. Comment expliquer cela? Apparemment, l'opportunité de cette nouvelle tribune n'emporte la conviction ni des rédacteurs, ni celle du lecteur; et même si l'entreprise paraît disposer de moyens considérables, "des questions se posent au moment où la revue s'arrête : Que voulait-elle ? Où allait-elle ?"


Sylvie Guillaume & Marie-Jeanne Muheim

Aspects formels

Dire est une revue grand format (A4) illustrée, d'une cinquantaine de pages en moyenne. L'organisation formelle de la revue n'est pas facilement identifiable dans les deux premiers numéros. Ce n'est qu'à partir de la troisième livraison qu'une structure claire se dessine. A partir de ce numéro, les rubriques sont nettement dessinées: par exemple « Dire le monde » dans laquelle un fait touchant à la politique internationale est exposé, « Dire la Suisse » qui aborde des aspects relatifs à l'ensemble du pays. Ou encore les deux rubriques de compte-rendu « Lu pour dire » et «Ecouté pour dire ».
Tous les numéros s'articulent autour d'un thème principal: la question du maintien de l'armée en Suisse (n° 1), la question des politiques de population (n° 2), l'architecture (n° 3), la Suisse (n° 4) et le Rhône (n° 5). Même si la revue aborde de nombreux thèmes, c'est l'art qui est réellement au cœur de Dire; nous avons recensé 31 articles à ce sujet. L'architecture se taille la part belle avec 13 articles. Viennent ensuite les questions d'actualité (14 articles) et les reportages à caractère géographique (12 articles). Quelques articles scientifiques sont également présents mais ils ne forment qu'une minorité (5). Les compte-rendu sont rares et ne font leur apparition que dans les deux derniers numéros (4 articles).
L'illustration, souvent luxueuse, est le point fort de la revue, qui peut jouer de son format pour proposer des mises en page différenciées.


Sylvie Guillaume & Marie-Jeanne Muheim

Positions

Même si elle n'exprime pas directement d'opinion partisane ou de parti pris politique explicite, Dire présente une coloration non conformiste pour le contexte suisse de l'époque. Bien que très ancrée dans son époque, Dire fait preuve d'audace dans la façon dont elle aborde certains problèmes. Dans ce sens, elle est très proche du supplément littéraire de la Gazette de Lausanne dont une bonne partie de l'équipe rédactionnelle est issue.
Cependant Dire reste conservatrice sur un certain nombre d'aspects. La question des femmes notamment, est abordée de manière traditionnelle en comportant la rubrique «Dire mesdames» qui traite de questions d'économie domestique ou de décoration d'intérieur. Par ailleurs, le dossier spécial consacré à la population comporte un article qui s'oppose à la contraception.


Sylvie Guillaume & Marie-Jeanne Muheim

Financement

Nous disposons de très peu d'informations concernant le financement de la revue Dire. Il est toutefois certain que son lancement a dû engager d'importants capitaux; le premier numéro est très illustré et comporte un nombre de pages conséquent. Selon les témoins, la majorité du capital financier aurait été apporté par Jean-Pierre Curty. Une autre source de financement devait résider dans les ventes, autant à l'exemplaire qu'à l'abonnement, le prix étant assez élevé. Dans les trois derniers numéros, les propositions d'abonnement ont augmenté (des inter-feuilles à ce sujet sont ajoutées).
Une autre source de financement provient de la publicité et des publi-reportage très nombreux. En moyenne, une dizaine de page sont entièrement consacrées à de la publicité, auxquelles il faut ajouter des encarts plus modestes. La même personne - Lilian Saroli – est en charge de la publicité, du premier au dernier numéro. Les espaces publicitaires sont vendus à des entreprises de facture plutôt prestigieuse (des agences immobilières de luxe ou encore à l'Hôtel des Bergues). Tous les collaborateurs, y compris les occasionnels, sont engagés par Jean-Pierre Curty, et selon des témoins, touchent un salaire, ce quie st plutôt rare dans ce genre d'entreprise…


Sylvie Guillaume & Marie-Jeanne Muheim

Rayonnement

Si Dire est une revue d'une «étonnante immodestie», moins du point de vue rédactionnelle que dans sa présentation, elle n'indique jamais, durant sa courte existence, le nombre d'exemplaires de son tirage. D'après un article du Journal de Genève annonçant la disparition du titre, paru le 7 janvier 1961, «Dire bénéficiait d'un très large tirage et d'une vente qui aux chiffres [qu'on m'a] donnés, a été considérable». Dire avait pour objectif de toucher la Suisse-romande, mais également la France et la Belgique. A ce titre, les prix sont indiqués dans les trois monnaies. Des propositions d'abonnement spécifiques sont également présentes «pour nos lecteurs français». Nous ignorons cependant si la revue a réellement été diffusée à l'étranger.
Dans le paysage "revuiste" des années 60, Dire est accueilli avec scepticisme par les journalistes signalant sa création. Ce scepticisme est lié non seulement à son programme éditorial flou mais aussi en référence à un temps où foisonnent des revues qui n'arrivent pas à assurer leur survie : «Il y a, dans le cycle à peu près annuel de nos revues, un comique presque douloureux. L'échec se répète jusqu'à devenir fatal, paralysant (…)» écrit Jean-Marie Vodoz, pourtant belletrien lui aussi, lors de la parution de Dire.


Sylvie Guillaume & Marie-Jeanne Muheim

Textes programmatiques

"Quand on annonça à Ruskin que des ingénieurs avaient posé un câble télégraphique entre l'Inde et l'Angleterre, il demanda simplement: Qu'avons-nous à dire à l'Inde? On peut nous poser une question identique. Notre revue s'efforcera d'y répondre. Plan rigoureux, défini par une équipe rédactionnelle soucieuse de clarté. Liberté d'opinion qui doit nous permettre de ne récuser aucune des sollicitations de l'actualité. La géopolitique est à l'ordre du jour: non pas la Geopolitik allemande d'hier, justification des expansionnismes; mais, au sens étymologique du terme, l'étude globale sans préjugé. La complexité des problèmes actuels permet une comparaison imagée avec l'époque ou l'alchimie dupait, alors que déjà la chimie parlait son langage scientifique, à l'ombre des thaumaturges. La publication que nous envisageons aura pour but de démystifier, de préciser, de prévoir, et s'appliquera donc à expliquer le monde à l'heure d'aujourd'hui. Dire suppose le dialogue. Nous allons tenter d'instaurer l'échange, de confronter les avis, de faire parler. Nous interrogerons les représentants les plus qualifiés de la politique, de l'économie, de la culture, tout en cherchant par des enquêtes et des documents à révéler l'opinion publique et à expliquer l'événement. Pour certains, l'objectivité doit se confondre avec l'honnêteté intellectuelle qui s'efforce de réfléchir, de comprendre, d'éclairer et d'offrir à l'interlocuteur le fruit des méditations d'un esprit informé et libre. Bien sûr, l'erreur peut se glisser dans le raisonnement le plus honnête. Il ne s'agit donc pas d'imposer des vues que l'on croit exactes: mais ayant mis à jour leurs sources, de proposer au lecteur ainsi renseigné les explications qui paraissent les plus valables. Non de convaincre le lecteur, mais de lui donner tous les éléments d'un choix qui, en définitive, lui appartient. Bref, nous voulons dire notre pays, entamer ses cloisons de méconnaissance et d'indifférence, car elles nous isolent les uns des autres, et nous isolent plus gravement encore du monde. Se dire et dire les autres, Cet effort est notre ambition."


Dire No 1, p.3.  

Avis contemporains

«Un mot noir sur fond rouge a fleuri ces jours dans les kiosques à journaux : Dire. C’est une nouvelle revue romande. Et quoique romande, elle ne se présente pas sous une couverture brunâtre ou grisâtre. Quoique romande, elle ne surgit pas d’un groupe de poètes et d’étudiants. Quoique romande, elle n’offre ni poésie, ni essais, ni fragments d’un projet de roman, ni même un long manifeste en guise de préface. Quoique romande enfin, elle s’habille d’une couverture glacée, haute en couleurs qui insolemment rivalise avec les cahiers venus d’outre-Jura. En bref, une étonnante immodestie. […] Il y a dans le cycle à peu près annuel de nos revues, un comique douloureux. L’échec se répète jusqu’à devenir fatal, paralysant, mythique. Nous continuons. Nous avons besoin de continuer. Comme un homme habité d’un ocmplexe recommence à l’infini le geste absurde, le gest inadéquat et n’en conçoit aucun soulagement. […] Dire a choisi d’approfondir l’événement. Son travail sera utile si son équipe s’efforce mois après mois d’établir une synthèse. Si elle nous apporte sur nous-mêmes et dans tous les domaines une information précise. Enfin, si elle conçoit son travail comme une enquête pénétrante, persévérante, méthodique. Tels sont les espoirs que soulève aussitôt une nouvelle revue et, à plus forte raison, une revue qui réunit sous une couverture haute en couleurs quelques-uns des meilleurs journalistes romands. Espoirs à longue échéance ! Car il lui faudra préciser sa formule. Opérer des choix toujours plus rigoureux. Etablir entre elle et ses lecteurs un courant d’échanges. Mériter d’être connue et reconnue. Nous attendons maintenant qu’elle dure.»


Jean-Marie Vodoz, «Une nouvelle revue : Dire», Gazette  de Lausanne, 9/10 avril 1960

Sous-titre
Revue mensuelle Suisse Romande - Revue mensuelle Suisse Française
Périodicité
mensuel
Dates de parution
1960 - September 1960
Pagination
En moyennne 50 pages
Format
A4
Année de fondation
1960
Lieu d'édition
20, rue de Lausanne, Genève
Rédacteur responsable
Editeur
Dire S.A.
Imprimeur
Roto Sadag S.A., Genève
Prix
CHF 2.80 NF 3.50 FRb 45.--; abonnement annuel : CHF 28.-- NF 35.-- FRb 450.--
Remarque
Equipe rédactionnelle : Bellwald, Bernard; Favrod, Charles-Henri; Jotterand, Frank; Nicolet, Raymond; à partir du numéro 3, Stierlin, Henri
Bernard BELLWALD (1929 - 1975)
Charles-Henri FAVROD (1927 - ?)
Frank JOTTERAND (1923 - 2000)
Raymond NICOLET (? - ?)

Références bibliographiques de la littérature secondaire

  • CLAVIEN, Alain, Grandeur et misère de la presse politique , Lausanne : Antipodes, 2010
  • GILG, Peter et HABLÜTZEL, Peter, « Une course accélérée vers l'avenir 1945-… », in La nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, Lausanne : Editions Payot, 2004, pp. 771-776
  • JOTTERAND, Franck, Présence de Franck Jotterand : recueil de textes publiés entre les années 1947 – 1980. Choisis et présentés par Jean-Pierre Moulin , MOULIN, Jean-Pierre (dir.), Lausanne : L'Age d'Homme, 1997, 326 p.
  • PERRIN, Michel, « 200 ans de journalisme politique bellettrien », in Deux siècles en rouge et vert, Belles-Lettres de Lausanne 1806-2006, Lausanne : Editions du Revenandrey, 2006