Carreau*
Présentation sommaire
Carreau, pendant ses premières années (1949-1955), se veut une tribune de débat et d’information défendant une vision non-conformiste de l’art. Dans un contexte de guerre froide et de division idéologique, le directeur Freddy Buache et son équipe n’hésitent pas à clamer haut et fort leurs préoccupations artistiques mais également sociales. Dans le sillage de Sartre, ils incitent l’artiste à s’engager. A partir de 1955, Carreau perd son caractère avant-gardiste pour devenir le simple bulletin de liaison d’un club discographique, alors que sa véritable héritière, la revue Carrérouge, sera lancée deux ans plus tard.
Fabien Dubois & Fabio Gramegna
Création
A la fin de la guerre, les publications suisses nées en réaction aux événements disparaissent rapidement. Parmi elles la revue résistante Traits. Un de ses fondateurs, François Lachenal, correspondra dès lors régulièrement avec le jeune Freddy Buache pour mettre sur pied un nouveau projet de périodique. A cette époque, plusieurs petites revues culturelles influencées par la pensée sartrienne s’attachent à diffuser une culture moderne en Suisse romande. C’est dans cet esprit que Carreau est lancée en 1949 par quelques anciens de Traits et de jeunes intellectuels motivés par l’idée de publier à Lausanne une revue artistique aux idées progressistes. L’imprimerie Geneux les soutient et l’écrivain Edmond Gilliard choisit le nom «carreau» qui inscrira le nouveau titre dans une continuité : «Les Traits défunts viennent se ficher dans le Carreau de l’arbalète».
Lieu d’innovation et d’échange, Carreau tentera de répondre à une faiblesse locale où les journaux s’appuient trop souvent sur une doctrine esthétique voire philosophique directrice. Dans le premier numéro, le comité de rédaction estime que le public suisse romand juge trop sévèrement l’art moderne et la littérature contemporaine, faute d’informations de qualité sur les nouvelles tendances. Pour rapprocher l’art et les lettres des lecteurs, Carreau ouvrira une nouvelle voie en postulant la coexistence des arts tout en demeurant « dégagé des hantises de l’actualité, commerciale, politique et sportive ».
La revue de Buache se place dans une mouvance de protection et de promotion de l’art. Peu après la création de Carreau sont d’ailleurs créés le Collège vaudois des artistes concrets (1950), puis le Caveau des Quatre z’arts (1954). La littérature et la défense des arts représentaient à l’époque un moyen de défense pour un combat moral et artistique. A noter que l’OEV (l’Œuvre, section vaudoise du mouvement), fondée en 1913, et qui recherche une collaboration entre «les arts industriels et les arts appliqués» (Carreau n°29), soutiendra la revue.
Fabien Dubois & Fabio Gramegna
Equipe
Dans la première période de Carreau, plusieurs rédacteurs, parmi lesquels F. Lachenal, J. Descoullayes et A. Wild sont des anciens de Traits. Le comité est complété par G. Anex, F. Buache, R. Dasen, M. Denoréaz, R. Favre, R. Fawer, F. Lachenal, E. Muller-Moor, G. Peillex, A. Wild. Avant 1951, l’année où il devient officiellement rédacteur en chef, Buache accomplit déjà toutes les tâches pratiques. Michel Denoréaz se charge quant à lui de la comptabilité.
Ce groupe d’intellectuel proche de Gilliard se situe nettement à gauche de l’échiquier politique ; M. Denoréaz, J. Descoullayes ainsi que R. Favre sont membres du Parti Ouvrier et Populaire vaudois (POP). Par ailleurs, Buache fréquente ce milieu sans y adhérer. A diverses reprises, dans un contexte anticommuniste virulent, tombent des accusations de «trotskistes», «communistes voire cryptocommunistes», notamment envers Buache accusé de faire de la propagande anti-américaine en critiquant Walt Disney. Or, les prises de positions politiques au sein de la revue restent marginales. Ce sera pourtant celles du rédacteur en chef qui susciteront quelques polémiques. Ces débats disparaitront avec la Guilde du Disque qui reprend Carreau en 1960. Doris Keller en devient alors la rédactrice en chef. Bernard-Claude Gauthier, rédacteur en chef de Construire, de L’Illustré et directeur des éditions Ex-Libris et de la Guilde du Disque, lui succède en 1970. A ce stade, il n’y a plus qu’un seul rédacteur : Pierre Hugli. La revue culturelle s’est transformée en catalogue de vente.
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Etapes
La longue existence de Carreau est marquée par trois générations d’animateurs ou de directeurs. Elle va subir une très nette évolution, notamment en raison de problèmes financiers. La première période, celle de 1949 à 1955, conserve le groupe de rédacteurs de base. Durant ces cinq premières années, la revue ne subit de changements ni au niveau stylistique ni au niveau du contenu, hormis une légère modification dans la calligraphie de Carreau. Afin de garantir la survie de la revue, elle sera quelque temps l’organe de la FSGFCC (Fédération suisse des Guildes du Film et du Ciné-Club) puis servira d’organe d’information à l’Œuvre.
En 1955, Carreau est en proie à des difficultés économiques. F. Buache laisse la main et transfère la revue à la Guilde du Disque. L’orientation du contenu change sensiblement et perd son caractère avant-gardiste et son engagement esthétique. Elle ouvre une nouvelle porte sur un monde musical, reflétant les activités de la Guilde du Disque. La défense originelle de l’art s’est muée en vente de disques et d’appareils Hi-fi. Les articles sont plus succincts. Ils sont d’abord surtout orientés vers la musique et les compositeurs classiques puis s’ouvrent aux musiques de l’époque comme le Jazz, la Pop, le Blues ainsi qu’à d’autres variétés. Outre le changement de design et de format de la revue (1960), la grande variation se passe surtout au niveau du contenu. La nouvelle revue se veut plus moderne et plus adaptée à son temps, au travers d’un format plus maniable et plus clair. Des photos et des couleurs éclatent et s’intercalent entre de brefs articles au contenu allégé.
La revue perd définitivement tout son caractère original dès sa reprise en main par le directeur des éditions Ex-Libris et de la Guilde du Disque (1970). Elle n’est plus un vecteur d’information, elle est un catalogue indiquant où l’on peut désormais trouver l’information. Le nombre de pages a sensiblement augmenté : il varie entre 25 et 50 pages. L’apogée se situe sous la direction d’Ex-Libris, période à laquelle la vente de disque triomphe. Parallèlement, le contenu littéraire s’amenuise fortement, pour ne trouver finalement plus qu’un seul rédacteur. La revue laisse une porte ouverte à une littérature toute autre, axée sur la photo d’animaux et de paysages. Trois périodes pour des colorations bien diverses.
A partir d’octobre 1957, Carrérouge reprendra la ligne et les objectifs initiaux de Carreau. Egalement dirigé par Buache, ce périodique dédié à «l’art vivant» poursuivra sa collaboration avec le Ciné-Club de Lausanne.
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Aspects formels
La revue Carreau de la période Buache (1949-1955) se compose de 4 à 6 pages en moyenne. Grâce à un grand format (env. 33 × 49 cm), chacune des pages contient trois à quatre articles de tailles diverses. Chaque numéro est illustré de photos d’œuvres ou de personnalités, donnant un aspect plutôt vivant à l’ensemble. Pendant plusieurs années, les thèmes se succèdent selon le modèle suivant : la première page est en général consacrée à l’art contemporain (peinture et sculpture), G. Peillex, le rédacteur le plus actif de cette rubrique, y présente un artiste et son œuvre, viennent ensuite la partie littéraire avec des critiques de livres ou d’essais récents, des présentations d’écrivains, et, occasionnellement, des textes originaux, principalement des poèmes. Les articles sur l’art sont parfois liés à l’annonce d’événements, tels que des expositions. Carreau réserve régulièrement une place à des chroniques d’écrivains romands, comme C.-A. Cingria ou E. Gilliard. Les peintres, sculpteurs, écrivains et poètes mis en avant par la revue sont souvent suisses – romands pour la plupart – mais pas exclusivement. Un numéro (n°14-15) est par exemple consacré à l’art et la littérature espagnole. Les auteurs et artistes français sont également très présents. Les articles portent donc sur des sujets et des articles variés : aussi bien sur Picasso ou F. Léger, par exemple, que sur les progrès de la pataphysique.
Pendant ses cinq premières années, la dernière page de Carreau est consacrée au cinéma. R. Dasen, F. Buache et d’autres y présentent des films au programme du Ciné-Club de Lausanne ainsi que des réalisateurs de renom. Cette rubrique leur permet aussi de donner leur avis sur les problèmes liés au monde du cinéma. Quant au théâtre, il apparaît de façon moins régulière que les domaines précédemment cités. Les articles autour de cet art servent essentiellement à des réflexions d’ordre général, sur sa situation en Suisse à l’époque ou sur ses rapports avec le cinéma.
Autre point à signaler : durant sa première période, Carreau s’intéresse à d’autres revues plus ou moins proches. On note par exemple divers articles sur les revues suisses Rencontre et Roman, une annonce de la parution de Numero en Italie, et des Cahiers du cinéma en France.
Dès avril 1951, le thème de l’architecture est abordé. Cependant, il n’apparaît pas dans chaque numéro et prend surtout de l’importance avec l’arrivée de l’OEV. Malgré la présence des mots «science» et «technique» dans le sous-titre de Carreau dès octobre 1951, très peu d’articles en rapport avec ces thèmes sont à recenser.
La musique n’est quasiment pas abordée jusqu’à la fin de l’année 1953, lorsqu’apparaissent des publicités pour la Guilde du Disque. Peu de temps après, les articles de cinéma disparaissent et la musique prend de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir le sujet exclusif de la revue. Pendant quelques années (env. 1955-1960), on peut encore lire ici et là quelques articles sur la littérature ou l’art contemporain, mais ils sont rares.
Fabien Dubois & Fabio Gramegna
Positions
Bien que des rédacteurs de Traits migrent dans la revue de Buache, les contenus des deux revues sont très différents. Il n’est plus question de prendre position face à l’actualité ou à la politique dans Carreau. En dehors, les rédacteurs présentent toutefois des profils engagés, mais leurs orientations idéologiques ne sont pas affichées dans Carreau. Tout au long de son existence, Carreau n’est officiellement liée à aucun parti politique, mais durant les cinq premières années, les éditoriaux et plusieurs articles la situent à gauche. Ceci dit, les prises de position au niveau culturel sont bien présentes : elle promeut des artistes innovateurs et non-conformistes, donc jugés secondaires. La revue donne aussi de l’importance aux productions nationales, sans en faire une devise, et met surtout l’accent sur les artistes suisses n’ayant pas de grande renommée ou visibilité. Dans le domaine du cinéma, on rappelle le rôle important des Ciné-Clubs qui se doivent de former le public quant à son goût et à ses connaissances (n°7). D’autres articles parlent par exemple de l’enseignement du cinéma, qui devrait avoir autant d’importance que la littérature ou le théâtre dans les écoles.
Autre point important : pour Carreau, une œuvre se doit de véhiculer un message en lien avec le monde contemporain. Dans le domaine littéraire notamment, les rédacteurs de Carreau choisissent souvent de parler de livres qui offrent une position sur un thème social. Les textes évoquant des notions aussi vastes que la liberté ou la révolution sont particulièrement prisés. Ces écrits permettent ainsi de laisser entendre la position des auteurs. Ceci peut être perçu lorsqu’A. Wild et F. Buache écrivent sur L’homme révolté de Camus (n°20). A. Wild en profite pour dire que la solution proposée par ce dernier – une révolte ne doit jamais tomber dans la démesure – n’est pas totalement convaincante puisqu’elle favoriserait ceux souhaitant désarmer les révoltes justes. De son côté, Buache se sert de ce livre pour exprimer son opinion sur la situation en URSS, où la révolte est «bâillonnée» et où l’oppression exercée par les marxistes staliniens n’est en aucun cas justifiée, même au nom d’une liberté future.
Sur le plan philosophique, l’existentialisme et ses auteurs phares, Sartre surtout, reviennent d’ailleurs régulièrement dans les numéros de Carreau sous la plume de F. Buache. On notera la présence d’une page entière (n°6) consacrée à un essai de Simone de Beauvoir. Inversement, Carreau se bat contre les artistes qui ne se contentent que de «décorer». En architecture, par exemple, l’art doit rester foncièrement «utile» (n°3) et lié à la vie de tous les jours. Du côté du cinéma, des chroniques volontiers sarcastiques – parfois signées «Les ratons-laveurs» – dénigrent les produits purement industriels et commerciaux, au fond «douteux» ou «simpliste (n°8). Walt Disney ou de grosses machines telles que Autant en emporte le vent sont la cible de vives critiques. En prennent aussi pour leur grade les producteurs qui ne s’intéressent qu’à l’argent et qui écartent des studios des talents tels que Chaplin ou Von Stroheim, ou encore les organes de censure, qui éliminent tout ce qui sort des sentiers battus. Enfin, en parallèle aux éloges faits aux Ciné-Clubs, Carreau critique les exploitants de salles obscures qui vont jusqu’à publier des publicités mensongères au sujet des films qu’ils projettent (n°8).
Ces positions artistiques fermes de Carreau ont souvent tendance à s’élargir vers d’autres dénonciations. Les préoccupations du monde de l’art sont, pour les rédacteurs de la revue, liées à des préoccupations sociales. Ceci s’exprime parfaitement dans un texte de F. Buache où il relie l’art considéré comme un divertissement à la société qui le conçoit ainsi : «Un art d’agrément est le signe indiscutable d’une société tournée non vers une liberté fraternelle à fonder, puis à assumer, mais vers le gain, l’utilité, l’égoïsme, en un mot : bourgeoisie» (n°2). Dans ce même article, Buache accuse le public citadin suisse de n’avoir pas répondu présent à l’appel du Théâtre des Faux Nez et élargit le problème au pays tout entier, sorte de « royaume de pantins ». Ces quelques exemples montrent le ton provocateur que prend parfois Carreau. La polémique est essentiellement suscitée par les textes de F. Buache, qui n’hésite pas à aller dans l’extrême pour donner force à ses positions. L’article intitulé «Scandale à Lausanne ? Les statues et les deniers publics» (n°6) est très représentatif de ceci. Les mots choisis sont durs. Buache parle des statues de la ville comme des «hideurs» sélectionnées par des autorités lausannoises où règnent les «amitiés intéressées» et le «mauvais goût».
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Financement
Dès le début, les rédacteurs responsables de Carreau sont clairs quant au financement qu’ils souhaitent pour leur revue : ils annoncent qu’elle dépendra essentiellement de la bonne volonté des lecteurs et, plus particulièrement, des abonnés. L’éditorial du premier numéro affirme aussi une volonté de totale indépendance face à la publicité. Dans la pratique, la cotisation des abonnés (s’élevant à 5 frs par année) ne sera toutefois pas la seule source de revenu. D’une part, tout au long de son existence Carreau est soutenu par divers groupements et associations: la Fédération des Guildes du Film et des Ciné-clubs d’abord, le Ciné-Club de Lausanne ensuite, et L’Œuvre enfin, de février 1953 à l’arrivée de la Guilde du Disque. D’autre part, même pendant ses premières années, la revue n’est pas dépourvue de toute publicité, contrairement à ce qui avait été annoncé. Au début, il s’agit surtout d’annonces, certainement plus amicales que payantes, pour des librairies partenaires ou des restaurants de la région lausannoise. Cependant, la présence de logos tels que ceux de la BCV, de bijouteries, de magasins de fleurs ou même, plus tard, de cigarettes semble confirmer que Carreau a pu compter sur quelques soutiens autres que les abonnés et donateurs. D’autres exemples de publicité sont encore plus évidents : en novembre 1951, une page est consacrée à de nombreuses annonces offrant des idées de cadeaux, dès avril 1953, et pendant environ sept numéros, une page entière est dédiée aux «Bonnes pensions de Lausanne». La présence du logo de la Loterie Suisse Romande, dès novembre 1951 et pour plusieurs numéros, montre l’appui de cette institution.
Vu que le seul rédacteur payé pour ses textes est C.-A. Cingria (20 frs par article), la principale dépense de Carreau est liée à son impression. L’encadré «Au lecteur» du numéro de septembre-octobre 1953 nous apprend à ce sujet que la revue survivait jusque-là en grande partie grâce à la bonne volonté de l’imprimeur Louis Geneux, décédé quelques mois auparavant.
La vie et l’orientation de Carreau ont fortement été influencées par ses déboires d’argent : divers groupes se sont donc succédé pour financer la revue (voir «Etapes»).
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Rayonnement
Un an après sa création, le comité directeur informe ses lecteurs du vif intérêt que portent les Suisses romands pour cette revue. Intérêt qui se prolonge jusqu’en Suisse alémanique et, paraît-il, même en France voisine. La revue est peu vendue en kiosque et fonctionne principalement grâce aux abonnements ; sa diffusion reste donc confidentielle. Quoique le tirage reste faible, Carreau reçoit un écho favorable de la part de lecteurs avertis, intéressés par les nouvelles tendances que ce soient dans les arts plastiques, la musique ou le cinéma.
L’importante augmentation du tirage à partir de 1955 permet de mesurer l’engouement du public pour la nouvelle forme que prendra la revue. C’est dans le n°44 de décembre 1955 qu’il est pour la première fois mentionné : 12'000 exemplaires exclusivement réservés aux membres de la Guilde du Disque. Ceux-ci vont doubler en 1960. L’enthousiasme pour ce catalogue atteindra, à son apogée, suite à sa reprise par les éditions Ex-Libris, jusqu’à 100'000 abonnés. Il ne s’agit toutefois plus d’une revue culturelle à ce moment-là.
On retrouve quelques traces de la revue Carreau dans la Gazette de Lausanne qui la mentionne essentiellement à la mort des divers rédacteurs comme J. Descoullayes ou C.-A. Cingria ou encore via des articles mentionnant la Cinémathèque et Buache. Ce dernier ne parle quant à lui que très peu de Carreau dans sa biographie Derrière l’écran. Cette publication ne semble pas être une étape capitale l’ayant marqué.
Sans la voir comme une concurrente, la revue engagée Rencontre relève la qualité de Carreau dans son deuxième numéro, en mars 1950.
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Textes programmatiques
«De nos jours, on reproche trop souvent à l’art de et à la littérature de trahir le public. Sans vouloir à priori les absoudre, constatons que l’on tente rarement de déceler leur signification profonde ; considérant sommairement, les œuvres de notre temps sont jugées absurdes ou incompréhensibles et c’est plus rarement encore que la critique recherche les causes de la rupture intervenue entre l’art moderne et le public. Cette rupture est particulièrement sensible en Suisse romande ; le public est en général mal informé des créations qui surgissent à l’étranger ou même dans notre pays. Comment dans ces conditions leur nouveauté et leur intérêt ne lui échapperaient-ils pas ? Pourtant, c’est ce sens qu’il importe de pénétrer : il pourrait nous apporter une réponse aux questions angoissantes que l’existence nous pose et que pose en même temps celle d’un déséquilibre, alors que jamais ses connaissances n’ont offert à l’homme des moyens aussi nombreux et puissants pour dicter à ce monde un ordre en harmonie avec l’ordre moral qu’il aura édifié pour lui-même. Nos artistes et nos écrivains se plaignent de leur isolement. Ramuz a parlé de la solitude par obligation à laquelle ils se trouvent parce que le conformisme et le souci de la quiétude frappent le public d’aveuglement et de surdité. Il faut briser la zone de silence qui l’éloigne de l’art, donner un organe aux voix étouffées (et souvent elles ignorent à quel point elles le sont), et à celles-ci une audience accessible. Il faut un lieu de libre échange, dégagé des hantises de l’actualité – commerciale, politique et sportive – qui accapare exclusivement, ou presque notre presse quotidienne. Carreau veut être ce lieu.
Carreau renseignera. Il donnera un maximum d’informations dans le domaine des arts et des lettres, de la musique, du théâtre, du cinéma, des sciences ; il ne se bornera pas à la vie culturelle de la Suisse romande, mais s’intéressera aussi à celle de la Suisse alémanique, de la France et de l’étranger.
Carreau confrontera. Il sera une tribune ouverte à toutes les idées défendues avec bonne foi et talent. Alors qu’un journal tel que celui-ci s’appuie généralement sur une doctrine déterminée (politique, esthétique, philosophique), l’originalité de Carreau sera de n’en point avoir qui soit commune à tous ses collaborateurs, unis cependant par un respect naturel de l’homme et de sa liberté. […] nous seront d’autant plus libres d’exiger que nos jugements portent la marque commune d’un certain style dont le caractère essentiel sera l’authenticité qui engage plus que la sincérité.
[…] Libres de toute soumission à un gouvernement quel qu’il soit, nous le sommes aussi à l’égard de la publicité – aux liens combien plus dangereux parce que moins avoués ! Notre indépendance, nous pouvons vous la garantir. Quant à notre existence, elle dépend de vous seuls et du soutien que vous voudrez bien nous accorder. C’est une question de confiance réciproque.»
Carreau n°1 : «Éditorial».
« Lors de sa fondation en décembre 1949, Carreau suscita bon nombre de sourires narquois. L’entreprise paraissait insensée dans ce pays où les revues et les journaux artistiques naissent et meurent avec une facilité déconcertante. Carreau a paru presque régulièrement et nous avons le plaisir de vous présenter le numéro 33. Cette sorte de miracle est dû à nos abonnés (dont le nombre augmente !), au Ciné-Club de Lausanne, à nos amis genevois, à l’OEV et à de nombreux dévouements au premier rang desquels nous devons relever celui de notre imprimeur : M. Louis Geneux. En effet, sans sa généreuse bienveillance, Carreau aurait disparu depuis longtemps. C’est donc avec une particulière tristesse que nous avons conduit cet ami à son dernier repos, le 28 juillet dernier. La mort de Louis Geneux a remis en cause la survie de notre journal. Grâce à l’intelligente compréhension de la nouvelle direction de l’Imprimerie Geneux, nous sommes en mesure d’aviser nos abonnés et nos lecteurs que Carreau continuera de paraître. […] Nous vouerons tous nos efforts au développement de Carreau dans le sens d’une saine information, d’une défense et illustration des formes d’expression modernes, valables et revendicatrices. Nous appelons tous ceux dont ce propos touche le cœur et la sensibilité pour qu’ils nous aident à réaliser ce vœu. Freddy Buache ».
Carreau n°33 : « Au lecteur »
«Un nouveau numéro de CARREAU, cela signifie une nouvelle étape dans le développement d’Ex Libris et Guilde du Disque en Suisse romande.
Vous le constaterez en lisant notre journal une place très large est faite aux disques que les jeunes aiment. Mais nous n’oublions pas pour autant les amateurs de grands classiques. Et nous savons que nous répondons ainsi aux exigences très précises de l’immense majorité dans nos membres : créer un assortiment de disques de la meilleure qualité, mais aussi ouvert, aussi éclectique que possible. Un assortiment qui s’étende rapidement, qui se renouvelle en fonction des besoins et des goûts. Et c’est notre constante préoccupation : n’ignorer ni les dynamiques séductions du pop, ni les fascinations de folklore, ni les admirables beautés des Quatuors de Beethoven. […] Donc, pour être tout à fait dans le vent de nos nouveautés, venez visiter régulièrement nos magasins. […] Les livres sont l’objet d’une étude particulièrement attentive de notre part. Le programme prend corps lentement mais sûrement. Nous vous en reparlerons bientôt …»
Carreau n°103 : «Éditorial»
Fabien Dubois & Fabio Gramegna
Avis contemporains
20 à 30 pages (1960-1971) avec des exceptions allant jusqu'à 50 pages
- Freddy BUACHE (1924 - ?)
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Admirateur d’Edmond Gilliard, Buache se reconnaît dans sa pensée anticonformiste et fait partie de son entourage. Défendant des idées de gauche, il critique toutefois vivement le Parti Communiste Français et le stalinisme, ce qui ne l’empêche pas d’être considéré comme subversif (et donc surveillé par la police fédérale) en raison de son anticonformisme. Il participe à Carreau et fonde Carrérouge en 1957. En 1951, il est directeur de la Cinémathèque de Lausanne et à partir de 1959, rédacteur de la page culturelle dominicale de la Tribune de Lausanne. Pendant les années cinquante et soixante, il est fortement critiqué pour sa couleur politique. Cependant, il sera nommé en 1968 co-directeur du « Festival del film di Locarno ».
Tiphaine Robert
Références bibliographiques de la littérature secondaire
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, Edmond Gilliard et la vie culturelle romande d'un après-guerre à l'autre (1920-1950): portrait du groupe avec maître , Lausanne : Editions Antipodes, 2010, 365 p.
-
, Freddy Buache, Derrière l’écran, Entretiens avec Christophe Gallaz et Jean-François Amiguet , Lausanne : Éditions L'Âge d'Homme, 2009
-
, Lausanne le temps des audaces, les idées, les lettres et les arts de 1945 à 1955 , Lausanne : Éditions Payot, 1993, 446 p.
-
, Popistes. Histoire du Parti Ouvrier et Populaire vaudois. 1943-2001 , Lausanne : Éditions d'en bas, 2002, 801 p.