Traits*
Présentation sommaire
Revue politique et littéraire, Traits (1940-1945) constitue durant la Seconde Guerre mondiale l’une des rares tribunes libres de l’intelligentsia francophone. Profitant des réseaux de son jeune fondateur, François Lachenal, elle se profile comme une passerelle entre les milieux littéraires français et suisses romands. Mue par un idéal de liberté et de résistance, elle affirme une ligne antifasciste et antinazie résolument ancrée à gauche. Sa diffusion discrète et ses prises de position fermes mais relativement suggestives lui valent une certaine clémence de la part de la censure. Pur produit du contexte dans lequel elle est née, la revue Traits ne survivra pas à la fin du conflit.
Edmond Rey & François Tardin
Création
Après la défaite des armées françaises en juin 1940, l’Europe commence à s’adapter au nouvel ordre imposé par l’Allemagne nazie. Les autorités suisses aussi. Le Conseil fédéral dispose des pleins pouvoirs depuis le déclenchement des hostilités, ce qui implique la suspension provisoire et partielle des règles démocratiques et constitutionnelles, notamment en matière de liberté d’expression. En 1934, devant la montée des dictatures, le Conseil fédéral avait déjà décidé de restreindre la liberté de la presse. Dès le début de la guerre, il renforce les mesures en confiant à la Division Presse et Radio de l’armée la responsabilité du contrôle des médias, afin d’éviter que ces derniers ne choquent la susceptibilité du menaçant voisin allemand. L’édition française est elle aussi touchée. La Suisse romande sort de son isolement pour devenir un relais et un refuge de la littérature française. Pour un temps, les rôles sont renversés. Revues et maisons d’éditions suisses tentent de maintenir la culture française et les valeurs humanistes face à la propagande et à la censure germano-vichyssoises. Traits s’inscrit dans ce contexte. Les discussions menant à la création de cette revue au ton immédiatement incisif se déroulent à partir du mois d’août 1940. A l’origine de cette dernière, un groupe d’anciens étudiants d’Edmond Gilliard. Traits doit son nom à cette figure de la littérature romande de l’entre-deux-guerres, inspirateur de plusieurs revues. Gilliard définit les axes de réflexion de la nouvelle parution, entre le «trait d’archer du polémiste» et le «trait de plume de l’écrivain». François Lachenal assume le rôle de rédacteur en chef pour le premier numéro, avant de laisser sa place à Jean Descoullayes. «Traits» est ainsi la première revue de résistance intellectuelle suisse. Elle montre la voie à d’autres initiatives similaires, telle la revue Suisse contemporaine. En ouvrant ses rubriques aux écrivains français dès 1942, elle devient en outre un relais privilégié de la résistance au nazisme et au fascisme. La revue profite en cela du poste diplomatique de François Lachenal. Ce dernier, devenu attaché à la légation suisse à Vichy, use de sa position pour importer clandestinement des textes résistants d’écrivains français.
Edmond Rey & François Tardin
Equipe
Du fait des circonstances de sa publication, Traits se nourrit de la collaboration plus ou moins régulière de multiples rédacteurs. Les anciens étudiants d’Edmond Gilliard, véritable père spirituel de la revue, en composent l’ossature. François Lachenal, Jean Descoullayes, Alfred Wild, Jean Moser et Pierre Beausire font partie de la petite équipe qui se réunit dès août 1940 pour discuter de la création d’une revue de «résistance intellectuelle». Ces disciples de Gilliard, nés au tournant du siècle, à l’exception de Lachenal alors âgé de 22 ans, balaient un spectre assez large à la gauche de l’échiquier politique. Quant à Gilliard, bien que n’occupant pas de position définie dans l’organigramme de la revue, il y contribue régulièrement. Du moins au début. Il se distingue notamment par son pamphlet L’Ecole contre la vie, publié en plusieurs parties entre 1940 et 1942. Il y dénonce le traditionalisme désuet et destructeur de l’institution scolaire. A ce noyau de base viennent se greffer nombre de collaborateurs occasionnels. Au début, ces derniers sont exclusivement suisses. Les colonnes de Traits sont ainsi enrichies des contributions de personnalités incontournables du monde de la presse suisse, à l’image de Daniel Simond, Gilbert Trolliet, Carl-Albert Loosli ou encore Herbert Luthy. Ces auteurs n’hésitent pas à évoquer des problèmes de politique tant intérieure qu’extérieure. Dès le début 1942, la revue accentue sa composante politique en donnant la parole aux précurseurs de la «poésie résistante» française. Pierre Emmanuel et Pierre Seghers publient anonymement les poèmes «Octobre I» et «Octobre II», écrits en réaction à l’exécution des otages de Chateaubriand. Bien que relativement explicites, ces textes offrent l’avantage de passer facilement à travers les mailles du filet de la pragmatique censure suisse. Au fil des publications, les poètes français, profitant de la valise diplomatique de François Lachenal, prennent de plus en plus de place. Traits s’enrichit alors des signatures prestigieuses de Louis Aragon et de Paul Eluard, entre autres. De leur côté, les poètes suisses, qui ont aussi leur place dans Traits, perpétuent la tradition d’une poésie plus classique.
Edmond Rey & François Tardin
Etapes
A l’origine, la revue paraît sous le nom Traits, lettres et documents et comporte des articles virulents à l’encontre des dictatures et de la pseudo-neutralité de la Suisse. La présence de la poésie est encore discrète. Après un premier numéro diffusé sans l’accord de la Confédération, Lachenal est sommé de demander une autorisation, qu’il obtient en avançant le caractère privé et apolitique de la revue. Malgré cela, la censure vaudoise, souvent tempérée par le Département Presse et Radio de l’armée, garde un œil vigilant sur le mensuel, intervenant à dix reprises. Les numéros suivant chacune de ces interventions présentent un contenu plus axé sur la littérature. Dès la deuxième livraison, Jean Descoullayes prend les rênes, mais il est contraint d’abandonner la tête de la revue en février 1942, suite à la publication d’un article polémique de C.-A. Loosli dénonçant «les méthodes moyenâgeuses de la justice administrative» du canton de Vaud. Avec le changement de nom en Traits, Poésie, Documents, Lettres, opéré en novembre 1941, la poésie acquiert un rôle plus important. La rubrique «documents», revue de presse caustique, conserve toutefois son statut de colonne vertébrale de la publication. En mars 1942, Gérard Buchet devient rédacteur en chef. Traits changera encore trois fois de responsable jusqu’à la fin 1945. Jean Rickli, Buchet une nouvelle fois et Michel Buenzod se succèdent à sa tête. L’ère Rickli verra le renversement des rapports de force sur le terrain militaire, renversement qui conduit à un assouplissement de la censure. Traits devient alors plus explicite dans ses opinions et publie une série d’articles chantant les louanges du système soviétique. Le début de la Libération marque un tournant dans l’histoire de Traits, qui perd là une partie de sa raison d’être. En août 1944, la revue cesse de paraître jusqu’au début 1945. Elle renaît sous la baguette de Michel Buenzod, qui lui donne une structure plus rigoureuse, et l’enrichit de nouvelles rubriques. Le contenu devient plus technique, plus orienté vers l’après-guerre, mais laisse tout de même quelque place au règlement des comptes du passé.
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Aspects formels
Les numéros de la revue ont un aspect formel homogène. Tirée sur un papier fin, Traits fait l’impasse sur une reliure. La qualité du contenu prime sur l’esthétique. Les pages présentent un aspect condensé dépourvu de toute illustration. Une austérité générale rendue nécessaire par l’absence de soutien publicitaire. Chaque livraison contient entre huit et douze pages, à l’exception des cinq premiers mois de 1945, au cours desquels Traits, désormais aussi vendu en kiosque, paraît en format de poche. La pagination oscille durant cette courte période entre 64 et 80 pages. En outre, deux numéros spéciaux présentent un nombre de pages supérieur à l’habitude. Le premier, consacré à la Libération en marche, comporte 36 pages. Quant au dernier numéro de décembre 1945, qui retrace l’histoire de la revue, il en compte 16. Chaque édition s’articule autour de deux pôles. Le premier, politique, se matérialise dans la rubrique «Documents», recueil de citations tirées de la presse suisse et internationale. Par un jeu de retitrage habile, elle jette un regard critique sur l’actualité sans trop effaroucher la censure. Située en milieu de cahier, elle est la seule rubrique qui traverse toute l’existence de la revue, dont elle devient rapidement la colonne vertébrale. La partie littéraire est quant à elle incarnée par les «Lettres», qui s’apparentent en réalité davantage à des articles de prise de position. Le littéraire apparaît ici au service du politique. Les poètes suisses se distancient de cette perspective militante, préférant l’intériorité à la poésie de combat. Ce qui n’est pas le cas de leurs homologues français, qui pratiquent une poésie ancrée dans la réalité de la guerre et de ses horreurs. Le musellement de la vie intellectuelle française fait de la poésie un genre littéraire privilégié des intellectuels résistants.
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Positions
Dans la demande d’autorisation de publication qu’il adresse au Département Presse et Radio, François Lachenal définit tactiquement Traits comme une publication «littéraire et philosophique». La revue adopte cependant d’entrée une position très rude à l’égard de la politique suisse de complaisance envers le Reich. Au Conseiller Fédéral Pilet-Golaz qui affirme dans son discours du 25 juin 1940 que la «vraie solidarité» est «celle des actes, non des paroles», Edmond Gilliard rétorque «Assez d’actes, une parole», en ouverture du premier numéro de Traits. Si elle ne revendique explicitement aucune étiquette politique, la revue défend des idées progressistes de gauche. Ainsi en avril 1942, elle est à l’origine d’une lettre ouverte au Conseil fédéral dénonçant les dérives du gouvernement plénipotentiaire. Autres cibles de prédilection, les régimes totalitaires et l’intelligentsia «officielle», qui s’est compromise dans son accommodation au nouvel ordre européen. D’entrée, Denis de Rougemont et Gonzague de Reynold, alors très en vue, font l’objet de salves destructrices. Les deux fois, c’est le compte-rendu de leur dernière parution qui sert de prétexte à des attaques plus personnelles. Profondément concernés par les événements de l’époque, les auteurs qui publient dans Traits cherchent des solutions pacifiques à la guerre. Ainsi, en janvier 1944 déjà, Louis-Pierre Monlaur, dans l’article «Une troisième guerre mondiale ?», souligne la nécessité d’endiguer la division du monde entre les blocs soviétique et anglo-américain, et d’éviter un «nouveau Versailles». Selon lui, une paix durable ne peut être obtenue que si elle s’accompagne d’une réforme de la société. Traits entend poser un cadre à la réflexion sur l’après-guerre. Dans cette perspective, elle s’engage en faveur de la reconstruction européenne en prônant la coopération Occident-Union soviétique. A partir de 1944, plusieurs articles présentent le système communiste comme une solution efficace aux problèmes sociaux. En mars 1944, Traits est la seule revue romande à publier l’acte de fondation de l’association Suisse-URSS. Ce soutien s’illustre une nouvelle fois lors du dernier numéro. La rédaction de Traits laisse le choix aux abonnés qui se seraient déjà acquittés de leur cotisation pour l’année 1946 de recevoir en remplacement les mensuels Revue Suisse-URSS, Socialisme ou Présence.
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Financement
En l'état actuel de la recherche, on ne dispose pas de renseignement sur la situation économique de la revue.
Rayonnement
Malgré son tirage limité, Traits s’impose aujourd’hui aux historiens comme l’archétype de la revue de résistance intellectuelle suisse. Non sans raison. Suite à la disparition de Suisse romande, la publication vaudoise assure seule la continuité de la pensée anticonformiste entre l’avant-guerre et le début du conflit. Elle récupère toute une série de plumes qui se seraient retrouvées contraintes au mutisme sans elle. Des plumes issues pour la plupart d’un réseau à l’origine de plusieurs revues dans les années trente. Elle ne se contente cependant pas d’exploiter ce réseau, ses membres s’attellent à l’enrichir. C’est particulièrement le cas de François Lachenal qui met en relation les auteurs français avec le milieu éditorial suisse. Traits ouvre ainsi la voie à plusieurs revues qui, comme Lettres ou Suisse contemporaine, font appel aux auteurs qu’elle a précédemment démarchés et adoptent une attitude de défiance vis-à-vis de la politique du Conseil Fédéral. La sphère d’influence de la revue déborde le stricte cadre de ses lecteurs. Des groupes de Traits se forment à Genève et à Bâle et organisent des débats publics et des conférences sur la question de la gestion de l’après-guerre. Parallèlement, Descoullayes et Lachenal fondent en 1943 les Editions de la Porte d’Ivoire, branche clandestine des Editions des Trois Collines. Cela leur permet de publier les auteurs français opposés à Vichy, qui risquent des sanctions de plus en plus lourdes depuis que toute la France est occupée. Tant sur le plan intérieur - par ses lettres ouvertes - qu’extérieur, la nébuleuse de Traits joue donc durant la guerre un véritable rôle d’acteur intellectuel.
Edmond Rey & François Tardin
Textes programmatiques
Préface
«Il se trouvera des philosophes résignés ou de confortables sceptiques - nos prudents «observateurs» et «objectifs» - qui jugeront notre tentative pour le moins inopportune: nous ne recherchons pas leurs applaudissements et ne les prions que d’attendre. Persuadés de la nécessité de l’entreprise, nous pouvons aussi croire et même prétendre à son succès. Nous voulons, dans nos Lettres, donner libre cours à l’expression d’une certaine attitude commune, définir de nouvelles et fondamentales valeurs (faire sauter aussi quelques poncifs !), et, par nos Documents, - rappel d’événements, extraits de presse, témoignages individuels - opérer à travers notre civilisation contemporaine. Nous relèverons ses contradictions éclatantes: l’oppression honteuse, les déchaînements de violence - et les nobles discours, les promesses de bonheur - partout les prodromes d’une époque nouvelle - partout encore les restes considérables d’un monde qu’on disait révolu, anachronismes déconcertants et souvent cocasses. Nous publierons également des Notes sur les livres récents, et ouvrirons une Tribune libre où pourront se faire jour les critiques et les points de vue les plus divers. Au «documentaire» fidèle nous entendons opposer ainsi un certain ordre. Parmi tous les «signes du temps», nous voulons découvrir et mettre en évidence ceux d’un temps nouveau où l’homme soit toujours plus, de lui, de son travail et de sa terre, le maître. Nous garantirons l’exactitude des «documents» - les contributions littéraires, elles, n’engageront que leurs auteurs. Mensuelle en principe, nous donnerons cependant à notre publication la souplesse voulue par les circonstances imprévues de l’actualité. Elle ne se vendra pas dans les kiosques: nous ne tenons pas à rendre encore plus difficile la tâche délicate de nos autorités. Une expression libre doit à sa liberté d’éviter le scandale; elle n’en sera que plus efficace. » «Traits», nº1, Octobre 1940 Assez d’actes, une parole « On n’a jamais tant parlé pour dire qu’il fallait se taire : «Assez de paroles, des actes !», - il n’est pas un de nos accordéonistes nationaux qui n’ait regonflé son soufflet, avec sûr instinct du vent que l’on peut tirer de ses mots. Opposer l’acte à la parole, c’est offenser la nature, j’entends la nature de l’homme ; c’est manquer au respect que l’on doit à la suprême dignité de l’utilité humaine. La parole est la haute puissance de l’homme. Elle est, au sein des «formes de force» universelles, l’exclusive et distincte propriété par laquelle s’affirme l’autonome énergie de sa maîtrise. Il ne possède pas de plus réel, de plus apte, de plus «génial» moyen d’œuvre, de plus naturel instrument d’autorité. La parole est essentiellement créatrice. C’est le levier de l’origine. Le créateur n’eut qu’à dire… et la lumière fut. Depuis ce moment la parole est le plus «pratique» outil de tous les nobles ouvriers qui édifient l’ordre et font surgir du Chaos les présences organisées. Ils seront toujours vains, les actes de ceux dont la parole a été vaine… Evidemment, ma parole étant demeurée sans effet, je puis y aller de mon poing: j’obtiens ainsi une apparence d’effet. En réalité, je n’ai fait autre chose que de rejeter dans le chaos ce que, par impuissance de parole, je n’ai pu introduire dans l’harmonie. Stendhal a dit qu’il était toujours du parti de ceux qui n’avaient pas de canon. C’est qu’il possédait le courage et goûtait la sérénité de ceux qui «ont» la parole. On ne peut rien contre celui qui a la parole. Les actes ne sont que des paroles devenues gestes. Les mains n’ont jamais fait que dessiner des paroles. Un geste juste est toujours la preuve d’une parole vraie. Quand le vice est dans la parole, l’erreur est dans l’acte. Il faut toujours se méfier de ceux qui répudient les paroles pour «faire des noces» d’actes. Ce sont des impuissants qui essayent de donner le change, ce sont des vaincus qui cherchent encore à faire fanfare. Le vrai homme de métier ne peut avoir qu’une parole de métier. Si le métier est nécessaire, la parole est toujours magistrale… Mais, de tant d’occupations qu’on nomme métiers (et métiers de parole, combien sont réellement nécessaires ? - ou, plutôt, combien y en a-t-il qui, pouvant êtres nécessaires, ne soient infectées d’artifice et tissus d’imposture ? J’ai enseigné assez longtemps pour savoir que l’école (et plus elle se prétend haute) n’a d’autre soin que d’entretenir - et de polir - la routine de l’impropriété… Il faut distinguer. Il y a l’acteur et l’auteur. L’acteur est celui qui joue un rôle, l’auteur est celui qui cause un fait. L’acteur est un personnage, l’auteur est une personne. « Assez de paroles, des actes ! », - ce n’est, pour le moment, qu’un thème d’histrions qui sentent venir les sifflets. Ils emprunteront les actes, comme ils ont emprunté les paroles. Edmond Gilliard» «Traits», nº1, Octobre 1940 Editorial «Traits, organe de la Résistance intellectuelle romande Octobre 1940. Tout semble consommé; la chute de la France et de la liberté; le triomphe de l'esclavage. La Suisse, pense-t-on à l'étranger, est l'oasis de la démocratie. D'ailleurs, des voix autorisées ont maintes fois proclamé ce pays "la plus vieille démocratie du monde". Seule, sous l'occident continental, la Suisse est encore source de lumière. Malheureusement, ces vues n'étaient qu'un effet de perspective. A la considérer de près,la Suisse elle aussi glissait dans l'ombre. Elle n'avait pas sombré brutalement, dans le fracas des batailles; non, elle "s'alignait" en tapinois, et ceux qui veillaient à ses destinées l'estimaient probablement couverte par son ancienne réputation de nation libre. la censure s'installa partout. Sous prétexte d'anticommunisme - slogan importé -, les partis qui n'acceptaient pas de se plier, les hommes qui proclamaient publiquement leur désapprobation se virent poursuivis, comme ailleurs. La presse fut servile: c'était l'époque où MM. René Payot et Robert Vaucher, qui n'avaient pas encore découvert la Résistance, prenaient pour Mecque Vichy, et la «Révolution nationale»pour Coran. Le défaitisme fut universel: des discours prononcés par les plus hauts magistrats de notre pays aux articulets de petits rédacteurs conformistes et pusillanimes, tout ce qui touchait quelque peu à l'Etat fut acquis aux mauvaises raisons du vainqueur. Mais d'autres, qui n'appartenaient pas tous à une formation politique, étaient d'un avis différent; ceux-là s'obstinaient à penser : «Démocratie quand même!» C'est pourquoi, en octobre 1940 précisément, Traits parut pour la première fois. Il vécut quatre années durant, souvent aux frontières de l'illégalité, et périodiquement en contact avec une censure parfois nerveuse. Invariablement, il maintint son point de vue. Et il est fier une des preuves matérielles - il en est d'autres - qui permettront de découvrir son vrai visage, sous le masque figé qui lui modela une presse uniforme. C'est ainsi qu'à l'époque «des bandits et des terroristes», «Traits» manifesta pour tous les groupements de libération nationale, quelle que fût leur patrie, la sympathie que les hommes libres portent à d'autres hommes libres. Aujourd'hui, après les terribles luttes qu'ils connaissent mieux que nous, les mouvements de Résistance sont vainqueurs. En Suisse, rien ne semble changer. Demain, on nous dira que le Conseil Fédéral a immuablement suivi le chemin de la neutralité et que son attitude est toujours restée semblable à elle-même. Par expérience, Traits sait qu'il n'en est rien. Il sait aussi que l'avenir du peuple suisse n'est pas dans la continuation de cette politique, hier détestable, qujourd'hui ridicule, et dont les effets durent encore: pleins pouvoirs, censure, interdiction du Parti communiste et de la Fédération socialiste suisse, méconnaissance de l'U.R.S.S. et, - par quelle aberration ? - cette longue ignorance juridique du gouvernement provisoire de la France. Tout cela, «Traits» l'a dit souvent et ne se lasse pas de la répéter, n'est conforme ni à notre intérêt, ni à l'essence de la démocratie. Or l'Europe entière devient démocratique, largement et profondément démocratique. La Suisse restera-t-elle à l'écart ? «Traits» répond: Non ! Et, en se présentant pour la première fois sous sa forme nouvelle, il entend bien souligner qu'il reste ce qu'il a toujours été, dès ce mois d'octobre 1940 : la protestation de ceux qui, chez nous, ne veulent pas céder; l'élan fraternel vers tous les mouvements de résistance (et singulièrement de la Résistance française, parce que proche et toute frémissante de liberté) ; en un mot - l'organe de la Résistance intellectuelle romande.» La Rédaction, Traits, Poésie, documents, lettres. Revue indépendante, nº1, janvier 1941
Edmond Rey & François Tardin
Avis contemporains
- Jean DESCOULLAYES (1903 - 1961)
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Journaliste et éditeur, Jean Descoullayes a suivi les cours d’Edmond Gilliard. Il collabore à de nombreuses revues entre 1930 et 1950. Descoullayes fonde avec Louis Junod les Editions des Trois Collines en 1935. Collaborateur de la revue Traits, il en sera le rédacteur en chef de novembre 1940 à février 1942. Son statut de fonctionnaire, conservateur du Musée cantonal des Beaux Arts de Lausanne, l’oblige à renoncer à son poste de responsable de la revue antifasciste. Critique d’art avant-gardiste, il est accusé à plusieurs reprises de connivence avec l’extrême-gauche.
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- Edmond GILLIARD (1875 - 1969)
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Poète et critique littéraire, Edmond Gilliard est un personnage central de la vie culturelle romande de l’entre-deux-guerres et de l’immédiat après-guerre. En 1913, il fonde avec Paul Budry Les Cahiers vaudois, au sein desquels il défend une littérature typiquement romande. Enseignant de littérature française et de latin au Collège puis au Gymnase classique de Lausanne, il fait figure de maître à penser pour toute une jeune génération d’intellectuels. Il inspire la création de plusieurs nouvelles revues dans les années 1930. Profondément libéral, Gilliard combat le conformisme quel qu’il soit. Il reçoit en 1954 le prix d'honneur de la Fondation Schiller pour l'ensemble de son oeuvre et le prix de la Ville de Lausanne dix ans plus tard.
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- François LACHENAL (1918 - 1997)
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Né en 1918 dans une famille de la bourgeoisie genevoise, François Lachenal affirme rapidement des opinions de gauche et se signale par quelques coups d’éclats, ce qui n’est pas sans poser certains problèmes à son père, membre du parti radical. Ce dernier finit par envoyer son fils au Collège de Lausanne. C’est là qu’il rencontre Edmond Gilliard, qui devient son maître à penser. Un maître à penser à qui il destinera la revue Traits, qu’il crée fin 1940 avec un groupe d’anciens étudiants de ce dernier. Il y expose cinq années durant ses idéaux de liberté, de justice sociale, et ne manque jamais de critiquer la politique menée par les autorités. Dès 1942, son poste à la légation de Vichy lui permet de jouer le rôle de passeur pour les écrivains résistants français. Leurs textes sont publiés dans Traits ou aux Editions des Trois Collines, dont Lachenal est l’animateur dès 1943. Sa mission en France terminée à l’octobre 1944, il se rend en Allemagne, où il est attaché à la division des intérêts étrangers. A la fin de la guerre, il s’active, sans beaucoup de succès, à tenter de sortir l’Allemagne de son isolement politique et culturel. Sa carrière rebondit en 1953, date à laquelle il entre au conseil de direction des laboratoires pharmaceutiques Boehringer, à Ingelheim. C’est dans la petite ville rhénane qu’il fonde et dirige les « Journées internationales ».
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- David SIMOND (1904 - 1973)
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Elève de Gilliard, il suit les canons esthétiques définis par son maître. Simond croit à l’autonomisation de l’art et prône une politique plus « éthique ». Dans les années 1930, il participe à plusieurs revues tant littéraires que politiques, tout en enseignant au Collège puis au Gymnase. Il fonde et dirige la revue Suisse romande (1937-1939) dans laquelle il défend des positions humanistes. Avant et durant la Seconde Guerre, il entretient de multiples contacts avec les écrivains français et joue le rôle de médiateur entre divers milieux intellectuels suisses romands. Parallèlement, il anime des chroniques radiophoniques consacrées à la littérature et à la musique.
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- Gilbert TROILLET (1907 - 1980)
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Gilbert Trolliet suit l’enseignement de Gilliard puis fait des études de Lettres. Il part à Paris, où il dirige la revue Raison d’être entre 1929 et 1931. De retour en Suisse, il contribue régulièrement à diverses revues romandes. Il fonde en 1932 la revue littéraire et politique Présence avec Jean Descoullayes. Trolliet se consacre après guerre à la poésie. Une poésie de facture classique d’abord marquée par le surréalisme et l’existentialisme, avant de sombrer dans le pessimisme.
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- Alfred WILD (1899 - 1976)
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Ancien élève d’Edmond Gilliard, il partage la cause littéraire de son maître et son esprit anticonformiste. Après une licence es lettres obtenue à l?université de Lausanne en 1921, il enseigne à Aigle (littérature et langues anciennes). Wild collabore – des années trente aux années soixante – avec le groupe d’amis formé par Gilliard, Lachenal, Buache et Beausire aux revues Présence, Traits, Carreau, Carrérouge où il s’occupe d’articles consacrés à la littérature. Wild a aussi été critique littéraire à la Gazette de Lausanne. En 1965, il collabore à la publication des Œuvres complètes d’Edmond Gilliard avec ses amis Lachenal, Beausire, Descoullayes, Moser, Désponde et lui-même publiera deux ouvrages sur la morale et la philosophie.
Tiphaine Robert
Références bibliographiques de la littérature secondaire
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, Traits, 1940-1944 , Lausanne : Mémoire de licence, 1980
-
, Edmond Gilliard et la vie culturelle romande d'un après-guerre à l'autre (1920-1950): portrait du groupe avec maître , Lausanne : Editions Antipodes, 2010, 365 p.
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, Les Cahiers du Rhône dans la guerre (1941-1945), la Résistance du « Glaive de l’Esprit » , Fribourg : Aux sources du temps présent, 1999
-
, La province n’est plus la province , Lausanne : Editions Antipodes, 2003
-
, François Lachenal, un médiateur culturel suisse au service de la réconciliation franco-allemande après 1945 , Fribourg : Mémoire de licence, 2003
-
, Œuvres complètes , Genève : Editions des Trois collines, 1965