Revues Culturelles Suisses

Revue

Carmel (Le)*

Présentation sommaire

Durant la Première Guerre mondiale, une «revue de jeunes» d’inspiration pacifiste et européaniste, Le Carmel (1916-1918), voit le jour à Genève. A la fois supranationale, «extrapolitique» et indépendante à l’égard de tout dogme, elle se présente comme une feuille interdisciplinaire – Revue de littérature, de philosophie et d’art –, une tribune de réflexion ouverte de et sur l’Europe en guerre qu'assaillent des problèmes éthiques et politiques, un espace de communion où les voix libres soucieuses d’affirmer la pérennité de l’Esprit peuvent s’exprimer. Forte d’être le fruit du travail engagé d’un «groupe» hétéroclite d’intellectuels européens croyant en la capacité fédératrice et unificatrice de la pensée par-delà les frontières, elle devient un média par lequel sera affirmée leur foi en l’esprit humain et sa propension à œuvrer pour la Paix. Avec Demain, Les Tablettes, Le Carmel est l'un des titres remarqués dans la nuée de petites revues qui naissent alors en Suisse romande, et particulièrement à Genève.


Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Création

On assiste au sein de l’espace européen, avec la Première Guerre mondiale, à un déferlement de manifestations militaristes et nationalistes qui poussent toujours plus loin l’avilissement et l’anéantissement moral de la nation considérée comme ennemie. De très nombreux intellectuels participent à cette propagande haineuse en se posant comme défenseurs de la patrie. Toutefois, une minorité d’entre eux, attachés à leur pays mais pour lesquels la haine aveugle et absurde de l’«Autre» que provoque la guerre est une tragique hérésie, choisissent une autre voie: ils adoptent des positions européanistes et pacifistes. Ils sont persuadés que pour contrer les dérives nationalistes, il est primordial de faire entendre les voix différentes d'intellectuels de nationalités diverses. Aussi voit-on éclore un certain nombre de revues à vocation internationale et pacifiste durant la période 1914-1918. Le Carmel est l’une d’entre elles. La Suisse joue ici un rôle particulier, de par les conditions qui y règnent: la censure y est douce et, même si la population locale prend parti dans la guerre morale que se livrent les nations européennes, la pression politique et sociale qui s’exerce sur les tenants du pacifisme sont moindres que dans les pays directement concernés par le conflit.


Jeune intellectuel français de 23 ans fraîchement débarqué à Genève et mû par le profond désir de s’élever «au-dessus de la mêlée», comme le grand Romain Rolland, pour sauver la dimension spirituelle de l’homme menacée par un monde en crise, Charles Baudouin est conscient des possibilités qu’offre une revue pour l’échange et la propagation d’idées diverses. Aussi, lorsqu’il rencontre, dès son arrivée fin 1915, à l’Institut Rousseau l’étudiant russe André Iossa et le jeune poète genevois Henri Mugnier n’hésite-t-il pas à se lancer dans la création du Carmel. Ses deux nouveaux amis soutiennent l’intérêt d’un tel projet et participent activement à sa concrétisation: «créer une tribune ouverte à toutes les voix, qu’elles soient suisses ou étrangères, en quête d’un îlot de paix situé au-delà des bruits de la Cité guerrière».


Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Equipe

Fin 1915, Baudouin, réformé, souhaite vivement pouvoir enseigner à l’Institut Jean-Jacques Rousseau et rencontrer son père et guide spirituel, Romain Rolland. Il décide de partir pour Genève, plaque tournante de l’Europe où des hommes de toutes nationalités se côtoient. Ce choix est essentiel pour deux raisons : d’une part, il est le préalable qui était nécessaire à la concrétisation du projet de Baudouin puisque c’est grâce à André Iossa – jeune étudiant russe que Baudouin rencontre dès son arrivée à l’Institut Rousseau – et à Henri Mugnier – jeune poète genevois que Iossa présente à Baudouin peu après – que Le Carmel est créé ; d’autre part, il permet à Baudouin de rencontrer rapidement un certain nombre d’intellectuels, écrivains et artistes désireux d’affirmer, tout comme lui, la perennité de l’esprit, et inspirés par des idées européanistes et pacifistes. Ainsi se crée un réseau de collaborateurs qui apporteront leur contribution à la revue et constitueront la grande « équipe » du Carmel


Parmi les collaborateurs constituant cette «équipe», on trouve alors des intellectuels suisses d’horizons divers tels qu’Auguste Forel, grand psychiatre et entomologiste vaudois, Adolphe Ferrière, pédagogue et théoricien de l’Ecole active, Alexandre Mairet, graveur et peintre genevois d’une trentaine d’années qui devient l’illustrateur et le quatrième membre de l’équipe du Carmel proprement dite (composée de Baudouin, Iossa et Mugnier), Henri Spiess, Jean Violette et Pierre Girard qu’amène avec lui Mugnier, ou encore Carl Spitteler – poète suisse allemand de septante ans que Baudouin rencontre chez une connaissance genevoise (et qu’il contribuera à rendre célèbre en Suisse romande par le biais du Carmel en accordant une place de choix à ses œuvres publiées aux côtés de celles de Tolstoï et Nietzsche). Mais, on trouve également des collaborateurs issus de plusieurs pays européens et dont la notoriété est parfois relativement importante: Stefan Zweig et Alfred Fried (prix Nobel de la Paix en 1911 et directeur de la Friedswarte), tous deux autrichiens, Otto Borngraeber, poète allemand établi au Tessin, Edward Carpenter, écrivain anglais disciple de Whitman, Ellen Key, pacifiste et féministe suédoise de renom. On peut citer surtout Romain Rolland qui – même s’il refuse de collaborer officiellement à la revue par principe d’indépendance et ne livre que « La route en lacets qui monte » au Carmel – apporte un soutien considérable à Baudouin.


Aussi, Le Carmel pourra-t-il à juste titre se targuer d’être une tribune de réflexion ouverte de et sur l’Europe, un lieu d’union faisant la part belle à l’interdisciplinaire et à l’interculturel, l’emblème d’une communauté de l’Esprit rassemblant un «groupe» hétérogène de personnalités.


Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Etapes

Après une année et demie d’existence, en juillet 1917, une extension du Carmel – dont le sous-titre inchangé, Revue mensuelle de littérature, de philosophie et d’art suggère l’absence de modifications notables au niveau de la ligne de conduite générale de la revue – prend effet. La revue paraît désormais sous deux formes différentes et alternées. Tous les deux mois, une livraison analogue à la forme initiale du Carmel paraît, contenant un certain nombre d’articles indépendants et une rubrique consacrée aux comptes rendus de livres plus détaillée qu’auparavant. Parallèlement, les «Cahiers du Carmel», dont le rythme minimum de parution est de six par an, livrent chacun une œuvre inédite, unique et complète, sur le modèle des Cahiers vaudois. En décembre 1917, Baudouin et ses amis opèrent un dédoublement d'un autre type: suite aux nouveaux décrets français qui rendent très difficile l’entrée de revues étrangères en France, un Carmel français est créé à Paris à la Maison d’édition française (qui a pour dogme – comme le signale une devise ? «la libre expression des esprits et des talents»). Paul Brulat, déjà fidèle collaborateur du Carmel genevois, prend la direction de ce Carmel «dérivé» qui, bien que financièrement indépendant du Carmel suisse, restera malgré tout uni à l’esprit de son aîné même s’il n’en possède pas le caractère international.


A partir du début 1918 toutefois, l’existence de dissensions entre deux principaux groupes de collaborateurs fragilise la revue. Il devient difficile de maintenir la cohésion du Carmel puisqu’il est impossible de satisfaire à la fois les tenants d’une revue qui se voudrait encore plus «internationaliste et anti-guerrière» (Mairet, Pierre Jean Jouve et Jean de Saint-Prix) et ceux qui souhaiteraient transformer Le Carmel en une revue plus «francophile» (Mugnier ou Violette). C’est pourquoi Baudouin – qui se voit contraint de gérer, en même temps que ces dissensions, les problèmes financiers de la revue dont il fait état dans le n°1 du Carmel de 1918 – prend une décision difficile en juin 1918: il choisit de céder la direction de la revue à Charles Reber afin qu’il la relance. Mais ce dernier, bien qu’étant un jeune écrivain genevois enthousiaste, ouvert, révolté et internationaliste, n’y parviendra malheureusement pas. La destinée du Carmel français n'est pas plus facile puisqu’il cessera également de paraître en juin 1918, après seulement cinq livraisons.


Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Aspects formels

De manière globale, Le Carmel – agrémenté en hors-texte, pour les années 1916-1917, par des reproductions picturales soigneusement sélectionnées par Mairet – se présente selon trois grands volets. Le premier se compose de l’ensemble des textes littéraires, philosophiques ou relatifs à l’art présents dans la revue. Il présente des textes qui sont le fait d’auteurs de renom tels Tolstoï, Nietzsche et Spitteler ou de notoriété plus modeste et qui abordent, en prose ou en vers, non pas réunis en une seule et même rubrique mais disséminés au fil des pages, des thématiques morales, philosophiques et artistiques diverses. Conformément aux vœux des rédacteurs, bien que dénués autant que possible de toute orientation politique marquée, ces derniers invitent à réfléchir la guerre et penser la Paix.


Le second, que figure formellement la rubrique intitulée «Sons de Cloches» dans l’ensemble des livraisons du Carmel, regroupe des textes divers (déclarations, appels, etc.). Il rassemble des textes provenant d’auteurs majoritairement allemands, autrichiens et anglais qui abordent la problématique de la guerre assez souvent explicitement. Il est un volet essentiel puisque les textes qui le composent prennent tout leur sens au sein d’une revue affichant une «ligne de conduite» d’inspiration pacifiste et «extrapolitique». Bien qu’ayant parfois été interdits de publication dans les pays belligérants, ils viennent enrichir les pages de la revue et lui donner une portée particulière.


Un dernier volet, enfin, se compose de plusieurs petites rubriques que la direction du Carmel se réserve. L’une d’entre elles est présente dans quelques parutions de la revue seulement. Figurant en tête de livraison, elle sert d’avis aux lecteurs et/ou collaborateurs et livre quelques renseignements sur l’orientation de la revue ou encore dresse le bilan des années écoulées. Mais, d’autres «rubriques» paraissent plus systématiquement et organisent les dernières pages des numéros de la revue. On y trouve des comptes rendus de livres récemment édités, la mention d’articles parus dans d’autres ouvrages, des renseignements sur les événements culturels ayant eu lieu en Suisse ou parfois même à l’étranger, ou encore des informations relatives à la vie culturelle des collaborateurs du Carmel («Des bruits et des échos»).


Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Positions

Le Carmel est une «revue culturelle» de facture assez traditionnelle qui n’a rien d’avant-gardiste d’un point de vue esthétique. Et, a priori, l’existence d’une telle revue n’est pas un phénomène isolé puisque d’autres revues à vocation internationale gravitent également en Suisse et, en particulier, à Genève durant la Première Guerre mondiale. Toutefois, si on assiste, en 1916, à la création de plusieurs revues à vocation internationale en milieu genevois – prenons par exemple Les Tablettes de Claude Le Maguet et Frans Masereel, revue à tendance anarchiste et révolutionnaire, ou Demain d’Henri Guilbeaux, qui finit par devenir l’organe du courant zimmerwaldien de gauche, courant pacifiste et révolutionnaire au sein du parti socialiste qui dénonce l’union sacrée et appelle à la mobilisation contre l’impérialisme international – Le Carmel s’en distingue en ce qu’il ne proclame aucun dogme, bien que d’inspiration pacifiste. De même, si d’autres périodiques «supranationaux» sont créés en 1917 – comme par exemple La Nation, qui s’intéresse particulièrement à la Suisse et dont les chroniques sur l’Europe portent essentiellement sur les questions économiques et politiques, ou Le plus grand monde, attiré davantage par l’Europe orientale et la Révolution russe – Le Carmel s’en démarque également. Car, même s’il se compose d’un certain nombre de textes relatifs à l’Europe et à la guerre – textes dont la teneur est parfois «politique» ou en tout cas sujette à des interprétations «politiques» - il ne prend en aucun cas position en faveur d’un quelconque camp ni n’accorde davantage d’importance à un pays qu’à un autre. La revue est donc concrètement un «au-dessus de la mêlée» parce qu’elle accueille indifféremment les voix libres de tous les pays d’Europe et parce qu’elle réunit des textes de facture et de provenance diverses qui constituent, au sens propre et matériel du terme, un espace d’union créé par l’esprit humain et dont il exprime la pérennité.


La revue ne se présente donc pas comme une «feuille de combat», mais comme une feuille d’ «union» tel que le suggère Baudouin dans un manuscrit intitulé «Qu’est-ce que le Carmel ?». Elle ne s’attache pas à dénoncer les soldats qui «font» la guerre, mais bien l’existence de la guerre elle-même, fléau qui divise les peuples. Elle ne prétend pas moraliser ni diaboliser les hommes ayant des convictions nationalistes prononcées; elle tente simplement de montrer que l’Europe n’est pas uniquement un espace géographique délimité par des frontières: elle est aussi un espace de co-habitation et d’échange qui lie les individus divers qui la peuplent. Elle souhaite humblement rappeler aux hommes qu’ils appartiennent tous, malgré les apparences, à une seule et même patrie: l’Humanité.


En tant que lieu neutre et médiateur, cette revue semble finalement réussir à créer un espace interculturel et interdisciplinaire où les esprits peuvent s’exprimer librement et communiquer entre eux mais aussi avec le monde qui les entoure. Elle parvient ainsi à suggérer l’idée que la Culture est capable d’abolir nombre de frontières, et que la paix persiste au sein même de la guerre. Pour Baudouin et ses amis, la seule réponse possible à la crise du moment consistait en un renforcement de l’esprit Européen. Et, Le Carmel, qui en est à la fois le média et le représentant, suggère qu’il n’existe peut-être qu’une unique et grande patrie : celle de l’Esprit…


Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Financement

En l'état actuel de la recherche, on ne dispose pas de renseignement sur la situation économique de la revue.

Rayonnement

Si le tirage du Carmel n’est pas connu, certains s’accordent à dire qu’il ne dépassait pas quelques centaines d’exemplaires. Toutefois, malgré cette indication numérique, plusieurs éléments relatifs au Carmel laissent supposer que son rayonnement n’était pas négligeable. On peut relever tout d'abord l’extension du Carmel, au début 1917, avec le passage à une parution bimestrielle, et la création des Cahiers du Carmel qui permettent de proposer une lecture moins fragmentaire des œuvres d’envergure, paraissant jusqu’alors de manière séquentielle dans la revue, et de donner davantage d’élan et d’intérêt à l’ensemble des publications liées au groupe. De même, la création en décembre 1917 du Carmel français laisse supposer que les idées véhiculées par la revue-mère étaient accueillies suffisamment favorablement pour que la création d'une édition française soit opportune. Enfin, la participation d’un grand nombre de collaborateurs de plus ou moins grande envergure et issus de pays divers comme l’Allemagne, l’Autriche, l’Angleterre, la Suède, mais aussi l’Espagne, l’Italie laisse aussi entendre que Le Carmel a fait son chemin au sein de l’espace intellectuel européen et qu'il y a conquis une légitimité (une lettre envoyée par Elisabeth Rotten à Charles Baudouin – jointe ici dans «Avis contemporains» - semble l’illustrer clairement). Autre indice, l’accueil favorable que plusieurs quotidiens renommés de la presse suisse mais également étrangère comme le Journal de Genève, Neue Zürcher Zeitung, La Bataille (Paris), The Socialist Review ou The Egoïst (Londres) ont accordé à la revue, comme le signale Baudouin dans «A nos amis» de janvier 1917.


Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Textes programmatiques

Avant–propos «[…] Il est en nous une Montagne Sainte, un Carmel intérieur. C’est là que nous voulons nous retirer (que nous vivions en paix, ou que nous vivions sous les armes) […] car il est bon, sain et nécessaire que ceux qui savent le chemin de l’asile, le montrent à ceux qui l’ont perdu ou ne l’ont pas connu. Nos cathédrales s’effondrent : symboles de nos fois. Ce qu’on crut immortel ne fit qu’un feu de paille. Combien comptent peu, dans cette tourmente incendiaire, nos chapelles littéraires, politiques et autres, les multiples «credo» de notre vanité ! Oublions ces «credo», chapelles et cénacles: Nous sommes ceux qui ont gardé non pas telle ou telle foi, mais la foi, la simple foi nécessaire dans l’esprit qui est en nous tous, et dans l’humanité, hôtesse de l’esprit. Parmi l’effondrement des temples passagers, nous disons notre foi dans le temple éternel. Nous sommes quelques Voix humaines, rien de plus. Et surtout, notre Carmel n’est pas un roc d’impassibilité, car nous savons que c’est du haut de la montagne, que l’on perçoit le mieux tous les bruits de la vallée. Mais nous croyons faire œuvre utile en écoutant, en même temps que les voix d’en bas, les voix d’en haut, les voix du ciel de l’âme, où règne encore la paix, et dire simplement ce que nous entendons. Nous disons: Confiance, car la vie continue ; sous la rumeur lointaine ou proche du canon, vous entendrez ici, en y prêtant l’oreille, le bruit des fruits qui germent et des sèves qui montent.»


Le Carmel, n° 1, janvier 1916.


 


Avis aux lecteurs: «A ceux qui se méfient». « […] En présence d’une revue comme la nôtre, en particulier, on peut se demander si elle ne cache pas quelque tendance inavouée. Est-ce du nationalisme français déguisé aux couleurs d’un pays neutre ? Est-ce du pacifisme honteux, ou même – pourquoi pas ? – de la propagande germanophile ? Peut-être sommes-nous cléricaux, à moins que nous ne soyons anarchistes ? […] Nous nous attendons aux attaques plus ou moins directes ; comme le médecin qui entre dans une maison de malades atteints de la folie de la persécution, est à peu près sûr d’avance d’apparaître à chacun sous les traits d’un persécuteur. Situation comique, pour qui n’en verrait pas la tragique épouvante ! Nous avertissons les intéressés, que nous n’avons pas l’intention de répondre à ces attaques. Nous savons qu’il nous faut entretenir les malades en question de leur bête noire. Une hygiène élémentaire exige que nous leur répondions en leur parlant d’autre chose.»


Le Carmel, n° 2, mai 1916.


 


«Avis aux nouveaux collaborateurs: Neutralité et neutralisme». «On a constaté que le Carmel publiait des articles provenant des divers pays belligérants, et sans se demander pourquoi ces articles s’y trouvaient réunis, on s’est contenté de cette constatation, jointe à notre affirmation de liberté, pour nous inonder des articles français, allemands et autres, les plus hétéroclites. Nombre de ces articles haineux, venimeux, fleuris d’injures savoureuses, eussent transformé la Montagne Sainte en une succursale des Halles. A ceux-là, le chemin du panier était tout indiqué. Notre liberté consiste à n’imposer aucun dogme à nos amis; mais liberté n’est pas anarchie. Le Carmel a une unité qui est sa seule raison d’être. Cette unité est moins un fait théorique, susceptible d’une étiquette en isme, qu’un fait de cœur et d’activité. C’est pourquoi elle répugne aux « catégories». Mais […] il importe de rappeler aux écrivains que composer un article pour le Carmel, c’est franchir la frontière suisse et venir converser dans un milieu où l’on est appelé à se rencontrer avec des hommes de pays ennemis. Il ne saurait être question de renoncer à son patriotisme, à ses opinions, même tranchantes, sur les événements présents. Il s’agit seulement d’avoir assez de tact pour être courtois et éviter de toucher le point sensible. […] Chers amis, nous ne vous demandons pas, nous ne songeons pas à vous demander de faire profession de neutralisme, pas plus que d’aucune autre chose en isme, mais de vous souvenir de la neutralité du sol sur lequel vous mettez les pieds en venant nous parler à Genève. […] Tout ce qui, dans vos articles, rend écho de cette violence (qui enlève plus qu’elle n’ajoute à la fermeté de votre pensée) – tout cela, nous nous verrons obligés de le couper impitoyablement, sans attendre que nous soyons rappelés à l’ordre par la censure d’un gouvernement parfois timoré, peut-être, mais dont nous comprenons la situation critique et dont nous approuvons les scrupules.»


Le Carmel, n° 6, septembre 1916.


Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Avis contemporains

«Le Carmel, tel est le titre d'une revue mensuelle de littérature, de philosophie et d'art qui vient d'être fondée à Genève (Keller et Cie). «Que des hommes dispensés ou empêchés de prendre part à la grande mêlée, dit l'Avis aux lecteurs, se retirent sur le Carmel, prennent leur tête dans leurs mains, pour méditer, et se bouchent hermétiquement les oreilles afin de ne rien percevoir des cris d'horreur qui montent des plaines de la terre, cela aurait quelque chose de monstrueux. Mais il est en nous une montagne sainte, un Carmel intérieur. C'est là que nou voulons nous retirer (que nous vivions en paix ou que nous vivions sous les armes). Même à ceux qui se battent, l'asile intérieur n'est pas oblitéré.» Le premier numéro nous apporte entre autre des articles de MM. Alexander Mairet, Paul Brulat, Charles Baudoin, des vers de MMM. Henry Spiess et James Vibert (lequel est paraît-il poète à ses heures) et d'excellentes traductions d'après Carl Spitteler, Stephan Zweig et F.W. Foerster. On lira avec un intérêt particulier le remarquable article de ce dernier, publié par la Friedenswarte, sous le titre «Une critique allemande de la politique bismarkienne». La fin en sera donnée dnas le prochain numéro, lequel nous apportera également un poème inédit d'Emile Verhaeren. Inspiré par un haut et bienfaisant idéalisme, le Carmel nous paraît digne de son titre.»


«Ouvrages reçus», Journal de Genève, 26 mais 1916.


 


Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Sous-titre
Revue mensuelle de littérature, de philosophie et d’art
Périodicité
Mensuel jusqu’en juin 1917, puis bimestriel
Dates de parution
Avril 1916 – juin 1918
Pagination
Pour les deux premières années, 19 à 23 pages par numéro. Pour la troisième année, 15 à 16 pages par numéro. La pagination est continue sur une année. Avril à décembre 1916 : 184 pages ; janvier à décembre 1917 : 180 pages ; janvier à juin 1918 : 48 pages
Format
In-quarto (20,5 X 27 cm)
Année de fondation
1916
Lieu d'édition
Genève
Rédacteur responsable
Editeur
Imprimeur
Prix
Remarque
Charles BAUDOIN (1893 - 1963)

Né le 26 juillet 1893 à Nancy, issu d’une famille modeste de nationalité et culture franco-allemande, Baudouin obtient, en 1912, sa licence de philosophie à la Faculté de Nancy – après avoir suivi en Sorbonne les cours de deux sommités de l’époque, le philosophe Henri Bergson et le psychologue Pierre Janet. Il est nommé professeur de philosophie au Collège de Neufchâteau dans les Vosges en 1914. Mobilisé, en 1915, puis rapidement réformé à la suite d’une tuberculose, il arrive en Suisse fin 1915, imprégné par les images de la guerre, troublé par la réalité de l’époque, mais animé par une foi inébranlée en l’esprit humain. Avec la création du Carmel, cet Européen qui sera sa vie durant à l’écoute du monde, de ses remous politiques, sociaux mais également des appels métaphysiques qu’il lance, et qui cumulera les rôles d’enseignant, romancier, poète, traducteur, psychanalyste, signe le premier acte d’une œuvre consacrée entièrement à l’Autre.

Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Paul BRULAT (1866 - 1940)

Fils d’un avocat établi à Tunis, Brulat se résout rapidement, après l’obtention de sa licence de droit à Paris, à vivre de sa plume ; il assied son activité d’écrivain par la publication d’un certain nombre de romans dont L’Ame errante, La rédemption, L’Ennemie, Le Reporter. Parallèlement, il entame une carrière de journaliste en devenant le collaborateur de plusieurs éditoriaux ou revues françaises comme La Presse, Journal, La Cocarde de Barrès, La Justice de Clemenceau, Les Droits de l’homme. C’est donc en intellectuel et écrivain averti, admirateur de Zola et farouche défenseur d’Alfred Dreyfus, qu’il devient l’un des collaborateurs du Carmel en 1916 puis le directeur du Carmel français fin 1917.

Viviane Brog & Baptiste Gremaud

André IOSSA (? - ?)

Nés durant le dernier quart du 19ème siècle, issus de milieux différents mais réunis par des idéaux communs et par la vitalité de la jeunesse, André Iossa – étudiant russe à l’Institut Rousseau, révolutionnaire de 1905 dégoûté des révolutionnaires, mais qui n’a toutefois pas renoncé à réformer le monde – Henri Mugnier – jeune poète autodidacte né à Genève, mais d’origine savoyarde, et grand admirateur de Nietzsche, Whitman et Verhaeren – et Alexandre Mairet – graveur et peintre genevois d’une trentaine d’années et futur professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Genève – deviennent tous les trois les « piliers » du noyau du Carmel. Ils apportent par ce biais une contribution certaine à l’idéal que la revue veut servir : le premier en donnant l’impulsion de sa création, le second en contribuant à la promotion de la littérature, le dernier en devenant le critique d’art et l’illustrateur de la revue.

Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Alexandre MAIRET (1880 - 1947)

Nés durant le dernier quart du 19ème siècle, issus de milieux différents mais réunis par des idéaux communs et par la vitalité de la jeunesse, André Iossa – étudiant russe à l’Institut Rousseau, révolutionnaire de 1905 dégoûté des révolutionnaires, mais qui n’a toutefois pas renoncé à réformer le monde – Henri Mugnier – jeune poète autodidacte né à Genève, mais d’origine savoyarde, et grand admirateur de Nietzsche, Whitman et Verhaeren – et Alexandre Mairet – graveur et peintre genevois d’une trentaine d’années et futur professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Genève – deviennent tous les trois les « piliers » du noyau du Carmel. Ils apportent par ce biais une contribution certaine à l’idéal que la revue veut servir : le premier en donnant l’impulsion de sa création, le second en contribuant à la promotion de la littérature, le dernier en devenant le critique d’art et l’illustrateur de la revue.

Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Henri MUGNIER (1890 - 1957)

Nés durant le dernier quart du 19ème siècle, issus de milieux différents mais réunis par des idéaux communs et par la vitalité de la jeunesse, André Iossa – étudiant russe à l’Institut Rousseau, révolutionnaire de 1905 dégoûté des révolutionnaires, mais qui n’a toutefois pas renoncé à réformer le monde – Henri Mugnier – jeune poète autodidacte né à Genève, mais d’origine savoyarde, et grand admirateur de Nietzsche, Whitman et Verhaeren – et Alexandre Mairet – graveur et peintre genevois d’une trentaine d’années et futur professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Genève – deviennent tous les trois les « piliers » du noyau du Carmel. Ils apportent par ce biais une contribution certaine à l’idéal que la revue veut servir : le premier en donnant l’impulsion de sa création, le second en contribuant à la promotion de la littérature, le dernier en devenant le critique d’art et l’illustrateur de la revue.

Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Romain ROLLAND (1866 - 1944)

Issu d’une famille de notaires, docteur ès Lettres agrégé en histoire (1889), Rolland enseigne l’histoire, l’histoire de l’art et la musique dans de prestigieux établissements parisiens jusqu’en 1912, où il cesse d’être professeur afin de pouvoir se consacrer exclusivement à son activité littéraire qui lui permet désormais de subsister. Prix Nobel de Littérature de l’année 1915 pour son œuvre maîtresse Jean-Christophe, il s’illustre avant tout, durant la guerre, par sa prise de position pacifiste et la rédaction d’une série d’articles prégnants dans le Journal de Genève ; ces derniers paraîtront bientôt sous la forme d’un recueil, Au-dessus de la mêlée. Figure phare du mouvement pacifiste international, ami, maître et père spirituel de Baudouin, il apporte sa contribution au Carmel de manière concrète – en mettant Baudouin en contact avec le réseau de pacifistes formé autour de lui en Suisse, en recommandant la revue à des écrivains étrangers et renommés comme Stefan Zweig, en signalant des noms d’écrivains susceptibles de collaborer à la revue – et de manière résiduelle, grâce au rayonnement et au spectre de son aura.

Viviane Brog & Baptiste Gremaud

Références bibliographiques de la littérature secondaire

  • (Anonyme), Correspondance entre Romain Rolland et Charles Baudouin. Une si fidèle amitié , BLUM, Antoinette (éd.), Paris : Césura, 2000
  • BLUM, Antoinette, « Le Carmel 1916-1918. Une revue genevoise d’inspiration européenne », Revue des revues, n° 25, 1998, pp. 67-81
  • BLUM, Antoinette, « L’Europe vue du Carmel », Equinoxes, n° 17, 1997, pp. 37-53
  • GIANNO, Vanessa, Charles Baudouin (1893-1963) et ses émissions à Radio-Genève. Une défense de la personne humaine en temps de crise (1936-1950) , Fribourg : Mémoire de licence, 2001
  • ROLLAND, Romain, Journal des années de guerre 1914-1919 , Paris : Albin Michel, 1952
  • MAGNIN, Charles et RUCHAT, Martine, « Je suis celui qu’on ne connaît pas et qui passe », Charles Baudouin (1893-1963) , Lausanne : LEP, 2005
  • SIPRIOT, Pierre, Guerre et paix autour de Romain Rolland. Le désastre de l’Europe 1914-1918 , Paris : Bartillat, 1997
  • VALLOTTON, François, Ainsi parlait Carl Spitteler , Lausanne : Histoire et société contemporaines, 1991
  • VIDAL, Fernando , « L’éducation nouvelle et l’esprit de Genève. Une utopie politico-pédagogique des années 1920 », Equinoxes, n° 17, 1997, pp. 81-98